Télétravail oblige, c’est une recluse épanouie dans son antre d’Angles-sur l’Anglin que nous contactons : la préhistorienne, Geneviève Pinçon. Heureuse d’être proche de « son » Roc-aux-sorciers, elle n’en est pas moins hyperactive sur de nombreux projets à la fois, dont la grotte Cosquer. Elle nous a accordé quelques précieux instants que nous partageons avec vous. Attention, cette scientifique est addictive tant elle porte en elle la passion de son métier et la non moins forte envie de la transmettre…
Une scientifique en mode transmission
Directrice du Centre national de préhistoire de Périgueux, Geneviève Pinçon est responsable scientifique des recherches conduites sur le site magdalénien du Roc-aux-Sorciers et fait partie intégrante du Conseil scientifique du projet de la Grotte Cosquer. Préhistorienne et archéologue, spécialiste en art pariétal et art rupestre, elle conjugue ses métiers avec une spécialité : l’utilisation des nouvelles technologies dans l’analyse de l’art pariétal. Mais réaliser des copies numériques des sites est avant tout pour elle, un outil pour partager et expliquer cette période de l’aube de l’humanité au plus grand nombre. La technologie numérique est mise au service d’un savoir accessible à tous.
Geneviève Pinçon : « Je suis archéologue, je regarde la stratigraphie pariétale (qui relève des parois) comme on étudie celle du sol. Je ne suis ni artiste, ni historienne de l’art, mais je pense que tout le monde a le droit de s’impliquer dans les découvertes archéologiques et donc de donner son interprétation selon ses compétences. Car l’archéologue constate des faits avérés mais leurs interprétations peuvent être multiples A nous scientifiques de veiller si dans les faits, elles sont envisageables. Pour ma part, à partir du moment où des interprétations ne compromettent pas les faits scientifiques constatés et la réalité archéologique, je reste ouverte.
Le Centre National de préhistoire est un service du Ministère de la culture, rattaché à la direction générale des patrimoines et de l’architecture. Nous sommes en charge de la gestion de la documentation des grottes ornées à l’échelle nationale, d’expertises à l’échelle nationale comme internationale et devons mettre en œuvre la politique nationale des grottes ornées pour le ministère, à la fois pour leur conservation mais également le développement de leur connaissance, en accompagnant les opérations scientifiques et en participant à la recherche. Ce service rassemble des docteurs en préhistoire, notamment un géo-archéologue pour les questions environnementales, un préhistorien spécialiste des images de la Préhistoire, un historien de la Préhistoire, une documentaliste et une personne en charge de la communication et des expositions. Nous accueillons depuis plusieurs années des étudiants, apprenties 3D et jeunes stagiaires en espérant susciter quelques vocations.
Nous accompagnons également tous ceux qui souhaitent faire de la médiation, notamment les collectivités.
©Ministère de la culture /DRAC PACA
C’est le cas de la Région Provence Alpes-Côte d’Azur qui entreprend de proposer au public, la restitution de la Grotte Cosquer.
La tâche du Conseil scientifique, souhaité par la Région, consiste à veiller à ce qu’il n’y ait pas d’erreur dans les informations scientifiques transmises au public et que la forme (quelle qu’elle soit) ne distorde pas la réalité archéologique. C’est très important pour moi ! »
Partie du panneau des bouquetins ©Alain Maulny CNP / Partie du panneau des femmes (Vénus) ©Arnaud Frich CNP
Le Roc aux sorciers, une histoire de femmes
Le Roc-aux-Sorciers est un abri sous roche orné de sculptures monumentales pariétales du Paléolithique supérieur. Situé sur la commune d'Angles-sur-l'Anglin, dans la Vienne, son nom qui existait bien avant la découverte du site, découle d’une légende locale selon laquelle les sorcières se réunissaient en ce lieu. Après la découverte en 1927 par Lucien Rousseau du gisement archéologique occupé au Magdalénien, il y a 12000 avant J.-C. , Suzanne de Saint-Mathurin reprend le flambeau avec Dorothy Garrod, professeur à l’université de Cambridge. Elles y fouillent entre 1947 et 1964. Les deux femmes découvrent dans son contexte archéologique une frise sculptée encore en place où des représentations féminines sont sculptées grandeur nature associées à d’autres sculptures monumentales comme celles d’un troupeau de bouquetins, des chevaux, des bisons ou félins. Ce joyau va très vite être qualifié de « Lascaux de la sculpture » avec une autre particularité : ces sculptures ont été réalisées au cœur de l’habitat des Magdaléniens. En 1991, Suzanne de Saint-Mathurin disparait, léguant par testament, le terrain et les archives du « Roc-aux-Sorciers », à l'État. Une contrepartie exigée : que l'étude scientifique du site soit confiée à François Lévêque et Geneviève Pinçon. Cette dernière reprend l'étude du site et met en place une équipe pluridisciplinaire qui explore le lien entre art et habitat et recherche la nature de l'occupation. Sous son impulsion, une restitution en réalité augmentée est proposée au public dès 2008 au Centre d'interprétation du site. Une restitution qui propose non seulement une copie de l'original mais aussi une variété d'interprétations que l'art pariétal suscite. Cette grotte résolument féminine par les « Vénus » découvertes, mais également par ces femmes aux manettes de la recherche, présente un angle de vision jamais vu jusqu’ici. Les restitutions sont utilisées, non comme des finalités, mais comme des outils de médiation et de dialogue entre les chercheurs et le public.
http://www.roc-aux-sorciers.fr/» https://www.catalogue-roc-aux-sorciers.fr/
https://archeologie.culture.fr/sculpture-prehistoire/fr
L'interview de Geneviève Pinçon
Comment se positionne la France dans la recherche en art pariétal ?
Geneviève Pinçon : « A ce jour environ 400 grottes ornées paléolithiques ont été découvertes de par le monde, dont 95% se trouvent réparties entre la France et l’Espagne. En France, c’est une volonté politique sur les grottes ornées de répondre à un maillage équitable du territoire en soutenant les initiatives des différentes collectivités, car l’intérêt du grand public est manifeste. Les sites se complètent et chaque nouveau site trouve ses visiteurs par ses différences.
©Lascaux IV(Lascaux.fr)
Nous savons qu’il existe beaucoup de sites que nous ne connaissons pas encore aujourd’hui, mais notre travail consiste à analyser les probabilités par rapport à la topographie ou le contexte géologiques, puis d’engager des prospections, c’est ainsi que nous découvrons de nouveaux sites. Les spéléologues jouent une grande part dans les explorations des grottes, grâce à eux nous découvrons beaucoup de sites qui entrent ensuite dans le domaine public pour leur valeur patrimoniale.
Nous avons d’ailleurs signé une convention cadre entre la fédération française de spéléologie et le Ministère de la Culture qui encourage à se former mutuellement, à partager nos compétences. Les spéléologues peuvent se former à la préhistoire et à l’archéologie avec l’explication de ce qui peut avoir une valeur patrimoniale. Inversement les préhistoriens qui le souhaitent peuvent être formés à la spéléologie. Pour descendre en milieu souterrain, je suis moi-même, toujours accompagnée d’un spéléologue ou d’un archéologue-spéléologue car ce sont des milieux dangereux, où des précautions de base sont à suivre. Et lorsque l’eau immerge les galeries, c’est encore pire. Cosquer a dû à l’époque prendre beaucoup de risques.
©Kleber-Rossilon
La réalité virtuelle au secours de la grotte Cosquer
Geneviève Pinçon : « Le CNP (Centre national de la préhistoire) se positionne en conseil expert auprès des équipes spécialistes de l’art pariétal avec qui nous partageons nos savoir-faire et nos méthodes. Notre rôle est d’accompagner les collègues dans leurs démarches scientifiques et de les former s’ils le souhaitent à nos pratiques. Nous utilisons pour l’étude des parois et des sols des grottes ornées beaucoup les données numériques afin de définir une cartographie complète de la paroi. C’est ce que nous appelons les relevés d’analyse. Nous décrivons tout, ce qui est naturel et anthropique et ce qui est ancien, récent, etc… Ainsi nous réalisons un référencement en vecteur directement dans le modèle 3D, ce qui permet de différencier les éléments un à un, ou par thématique ou par chronologie, il s’agit d’un travail précis et structuré qui peut être partagé et complété entre collègues. Ce bel outil 3D permet une information cumulative et tout chercheur peut ainsi y apporter sa touche. Pour Cosquer c’est en fait une fréquentation sur 12 000 ans…et il s’en passe des choses durant tout ce temps ! C’est pour cette raison que les données doivent être cumulatives afin de préserver et d’accompagner la recherche de demain qui pourra ainsi disposer d’outils nouveaux et viendra rajouter ses propres observations à une base de données solide et référente.
Bien sûr que ce type de travail sur l’objet patrimonial virtuel ne sera jamais comparable à celui dans le lieu originel, mais pour Cosquer, nous n’avons pas le choix. Cet accès grâce au numérique est une aide pour la recherche et permet au grand public d’y accéder. Personnellement je ne suis pas allée voir la grotte Cosquer, malgré mon envie, car j’ai peur de l’eau. C’est là où la réalité virtuelle peut intervenir. J’espère donc pouvoir visiter la grotte réalisée à partir du clone numérique tout comme le public. J’ai pu, via un casque de réalité virtuelle, avoir déjà un aperçu de la grotte comme les visiteurs l’auront et j’ai pu me rendre compte de ce qu’elle était, c’est déjà une très belle immersion. Car les photos sont trompeuses, elles ne font pas apparaitre les proportions, la perspective ou le contexte topographique. Le modèle 3D est donc tout à fait adapté à la visite de la grotte Cosquer, comme si elle était hors de l’eau, ce qui était le cas à l’époque préhistorique.
Que pouvez-vous nous dévoiler au sujet des œuvres de la grotte Cosquer ?
Geneviève Pinçon : « Nous distinguons tout de suite, son bestiaire commun aux grottes ornées de l’époque, notamment avec les chevaux. Elle arbore également des bisons et des bouquetins, une faune très commune pour cette période dans l’art pariétal depuis 36 000 ans. Autres motifs courants, ce sont les mains, on parle alors de particularité temporelle.
©Jacques Collina-Girard
Les préhistoriens comme Jean Clottes et Jean Courtin ont été dépêchés sur le site pour dater et authentifier le site en 1992 mais la recherche ne fait que commencer. L’étude approfondie des œuvres pariétales déterminera la chronologie de ce qui a été fait en premier et de ce qui a été ajouté. C’est ce qui nous éclairera sur l’histoire de la grotte et la succession de ses fréquentations. Quel était le comportement des artistes de l’époque ? S’inscrivaient-ils dans la continuité ou en rupture avec leurs prédécesseurs ? L’analyse des images, leurs associations, leurs successions vont nous aider à le comprendre. Car l’analyse de la paroi montre qu’elle n’a pas toujours été telle qu’elle nous apparait.
La recherche va permettre d’entrer dans les détails et de déterminer les caractéristiques d’un groupe ou ses échanges d’après les détails des dessins et leur organisation qui nous en disent long. Une crinière droite ou couchée, la façon de dessiner un sabot ou de représenter les animaux sexués ou pas, vont nous en apprendre plus sur nos ancêtres ou sur ceux qui réalisaient ces œuvres. Car ces expressions graphiques sont révélatrices de la société dans laquelle ils vivaient, mais elles portent également la marque d’un artiste. C’est l’équipe de recherche dirigée par Cyril Montoya qui commence ces enquêtes archéologiques sur Cosquer Elles nous permettront de disposer d’une monographie de l’ensemble de la grotte dans tous ses détails. L’analyse de tous ces indices, l’inventaire de toutes les similitudes ou différences, pour en extraire du sens, c’est précisément le travail du préhistorien.
« La recherche pour moi c’est entrer dans l’univers de la grotte et en saisir tous les détails, les récurrences, entrer dans les particularités temporelles ou culturelles. »
Particularités des œuvres de la grotte Cosquer
Selon les associations trouvées cela va caractériser la grotte. Nous avons sur les parois de Cosquer, la présence de phoques, jamais représentés seuls et toujours associé à une faune terrestre. Il est extrêmement intéressant de creuser pour découvrir le pourquoi.
De plus, le seul sujet humain de la grotte, nommé « l’homme tué » est associé à un phoque » il y a là un statut d’homme-phoque à creuser. Le phoque est en effet très peu représenté dans l’art paléolithique, une autre originalité de Cosquer.
Autre particularité, les trois pingouins au positionnement ostentatoire, ils ne sont pas anodins. Extrêmement visibles, ils seront étudiés de près. Un félin, bien sympathique à regarder, est représenté, que signifie-t-il ? On ne sait pas mais c’est là tout l’intérêt de notre discipline, il peut se révéler être autre chose qu’un félin.
©Jacques Collina-Girard
Les mains striées ou raclées sont également une des originalités de Cosquer, nous n’en avons pas trouvé ailleurs. Pourquoi vouloir les effacer ainsi ? C’est un travail passionnant qui s’annonce. Les tracés digitaux (faits ou doigt ou avec un outil ?) sont également une particularité de Cosquer, car ils sont très nombreux. Que démontrent-ils ?
L’étude du sol de la grotte s’avèrera également très important. Il permettra de déterminer s’il y a eu plusieurs passages, cela passe par la poudre blanche de mondmilch sur la paroi calcaire que les hommes de la préhistoire ont grattée et qui est tombée au sol. Ça peut être des gouttes d’ocres, des foyers, des charbons, ou des petits objets qui ont pu être abandonnés dans une anfractuosité. Ce serait exceptionnel de trouver des objets autres que les traces de leurs passages pour leurs travaux de dessins ou gravures sur le site, ont-ils fréquenté ce lieu à d’autres desseins ?
Le traitement spécifique à Cosquer
Geneviève Pinçon : « En principe, on exclut toute fouille invasive dans une grotte ornée. Pour la grotte Chauvet, elle a été trouvée intacte nous l’avons préservée intacte. En revanche pour Cosquer, nous n’avons pas le choix, nous devons être invasifs pour sauver le site. Que va-t-on choisir pour Cosquer ? Engager des fouilles donc détruire pour connaître. Laisser les parois s’effondrer ou en prélever une partie ? Les générations futures critiqueront de toute façon le choix qu’on va devoir faire, mais nous devrons expliquer et assumer ces choix.
Le support de l’étude, aussi bien pour la conservation que pour la recherche archéologique, est le modèle 3D réalisé par le ministère de la culture (l’Etat) qui a été fait à titre conservatoire de la grotte, comme un clone le plus précis possible de l’existant, car la responsabilité de l’Etat est l’archivage et l’étude de ce patrimoine exceptionnel.
« Dans le cas de figure de Cosquer, nous assistons à un changement radical du statut du modèle 3D de la grotte (son clone) car, lors de la disparition de la grotte du fait de son contexte environnemental et du climat, le modèle deviendra l’objet patrimoine en soi. »
©Kleber-Rossilon
Ce modèle extrêmement précis est mis à la disposition de la recherche et pour le suivi de la conservation. En parallèle, la Région a sollicité le ministère pour faire cette restitution à la Villa Méditerranée. Une restitution au format imposé, car le prestataire, Kléber Rossillon, comme la Région sont contraints par un bâtiment existant et donc limités en volume exploitable. Ce n’était pas le cas pour les répliques de Lascaux ou Chauvet répondant chacune à d’autres contraintes. La grotte Cosquer sera donc anamorphosée dans un espace prédéfini, c’est-à-dire une réplique un peu « ramassée » de la grotte. Pour moi, l’important c’est que le public puisse s’investir lors de la visite et s’inscrire lui aussi dans le site et pas seulement le recevoir en tant que spectateur passif.
A mon sens, il faut profiter de cette configuration exceptionnelle à Cosquer où réplique et recherche démarrent au même moment pour restituer au public les avancées au fur et à mesure que les découvertes se feront. La médiation permet cette ouverture des horizons du public et des chercheurs et ceci au fil du temps et de notre vie contemporaine qui oriente notre façon d’appréhender les grottes ornées.
Béatrice MICHEL