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©Jacques Collina Girard
Culture |

Voyage dans le temps : la vie des hommes au temps de la Grotte Cosquer

Dans notre série consacrée à la Grotte Cosquer, beaucoup de questions aiguisent notre imagination : comment les hommes qui nous ont précédés vivaient-ils ? A quoi pensaient-ils ? Communiquaient-ils ? Quelle est la signification de ces peintures pariétales au fond des grottes sombres ?

Deuxième épisode à la rencontre Jean-Pierre Bracco, préhistorien, archéologue, chercheur, professeur de préhistoire paléolithique à l’Université d’Aix-Marseille et membre du Laboratoire méditerranéen de Préhistoire Europe-Afrique (LAMPEA), laboratoire conjoint d’Aix-Marseille Université, du CNRS et du Ministère de la Culture.

Nous ne connaissons que très peu de choses de la préhistoire et pourtant l’homme, Homo sapiens, est apparu durant le paléolithique. Pouvez-vous nous dire quelle est sa spécificité ?

Jean-Pierre Bracco : « Dans l’histoire de l’évolution, l’homme détient une spécificité : de toutes les catégories d’Homo, une seule espèce subsiste : le sapiens, que nous sommes toujours. De l’Homo-erectus à l’homme de Denisova et en Europe à celle de Néandertal, seul l’Homo sapiens a perduré. Ce qui n’est pas le cas de toutes les autres espèces vivantes sur notre planète. En général, lorsqu’il ne subsiste plus qu’une espèce dans un genre, c’est que l’espèce est au bord de l’extinction. Espérons que ce ne soit pas notre cas…

Au Paléolithique, les Homos sapiens arrivent en Europe il y a un peu plus de 35 000 ans. Ce sont des personnes tout à fait comme nous avec la peau foncée. A l’origine, nous, les Homo sapiens avions tous la peau noire. Le phénomène de blanchissement de la peau relève d’une adaptation, entre autres pour mieux synthétiser la vitamine D. La transformation s’est opérée sur des milliers d’années pour s’adapter à un climat froid.

Il y a environ 35 000 ans, les Homo sapiens s’installent donc en Europe. Mais ils ne sont pas seuls à occuper les lieux, ils se trouvent en concurrence avec d’autres humains. Les néandertaliens, présents depuis des centaines de millénaires, vont disparaître en quelques milliers d’années. Les sapiens sont probablement mieux équipés du point de vue cognitif et vont occuper des zones de biotopes plus riches, plus propices à l’adaptation humaine. Ils sont également plus habiles à la chasse et à la cueillette et plus agiles techniquement. Les néandertaliens vont être confrontés à une raréfaction de leur alimentation et de fait, leur taux de natalité va baisser. Or lorsque la natalité baisse, l’espèce est menacée.  Ce sera le cas car ils vont s’éteindre peu à peu. Avec le métissage, dont on ignore la proportion, ils finiront par disparaitre, laissant Homo sapiens seul sur tout le continent.

Qu’est-ce que la Grotte Cosquer nous apprend sur nos ancêtres et leur façon de vivre ?

Jean-Pierre Bracco : Les grottes ornées du Paléolithique supérieur nous révèlent ce que nos ancêtres ont été capables de réaliser artistiquement parlant et c’est tout à fait extraordinaire ! Ils sont semblables à nous, seuls 30 000 ans nous séparent. Mais leurs dessins, leurs gravures, leurs techniques pour évoluer et créer dans l’obscurité des grottes nous dévoilent une technicité et un sens graphique mis au service de leur code esthétique. Les images et les statuettes féminines qu’ils réalisent à cette époque nous révèlent la même capacité de curiosité et de dimensions esthétique qu’aujourd’hui.

Ce qui les différencie de nous : ce sont des chasseurs-cueilleurs. Nous sommes sur des sociétés qui prélèvent tout ce dont ils ont besoin sur le milieu naturel. Il n’y a pas de domestication du végétal, pas d’agriculture, pas d’élevage, sauf la domestication du chien qui date d’au moins 20 000 à 25 000 ans. Mais leur conception et leur approche du monde diffèrent de la nôtre. Rien n’est plus opposé qu’une société de chasseurs-cueilleurs et une société de production dans laquelle l’humanité vit depuis environ 10 000 ans selon les zones du globe.

L’une des différences fondamentales concerne le rapport au vivant. L’homme de l’époque ne se considère probablement pas au-dessus des autres catégories animales, mais comme faisant partie d’un tout, d’un ensemble au même titre que l’animal ou le végétal. Il se représente comme l’un des éléments qui constitue le monde mais pas au-dessus du monde. Ce qui ne signifie pas forcément qu’ils étaient mieux ou pire que nous, juste différents dans leur perception du monde.

Qu’en est-il de l’occupation de la grotte en elle-même ?

Jean-Pierre Bracco : Le climat à l’époque de Cosquer est très froid, la fréquentation de la Grotte Cosquer est datée approximativement entre 33 000 ans et 18 000 ans, mais nous retravaillons sur ces estimations pour une réévaluation plus précise. Dans un climat froid, les saisons sont beaucoup plus tranchées, les ressources qui en dépendent également et par conséquence les mobilités des populations.

Pour ce qui concerne la Grotte Cosquer, nous avons peu d’éléments car l’ennoiement de la grotte ne nous permet pas d’étudier les sols. Ils sont non seulement noyés mais également recouverts d’un réseau de stalagmites. Mais d’autres grottes, nous apportent des réponses. Notamment dans la Grotte de Cussac dont le sol argileux nous a permis de trouver des traces très visibles. Le constat a dévoilé que finalement, très peu de personnes entraient dans ces grottes.

D’un point de vue géographique, la période où la grotte Cosquer était fréquentée fut le moment où la mer était la plus basse, la grotte se situait à environ 13 km, à la fin de la grande période glaciaire. L’eau remontera ensuite peu à peu. L’environnement d’alors est steppique avec peu d’arbres ou seulement dans des vallons abrités du vent ou ensoleillé. En revanche les graminées et les animaux présents sont adaptés au climat froid car au moment des dernières occupations de Cosquer, il fait vraiment très froid, nous sommes alors au dernier maximum glaciaire.

Seuls des bisons, bouquetins ou cerfs vivent en nombre dans les environs. Les rennes qui sont à cette époque la nourriture de base ne vivent pas à l’est du Rhône, nous ne savons pas trop pourquoi, peut-être que le paléo-mistral glacial souffle trop fort à l’époque.

Que pouvez-vous nous dévoiler sur la société de ces hommes du paléolithique ?

Jean-Pierre Bracco : Les Homos sapiens ont développé des sociétés extrêmement complexes dans lesquelles les pratiques symboliques sont très abondantes. Nous avons pu l’observer au travers de parures cousues sur des vêtements ou sur des bijoux en os ou en pierre. Une partie des hommes ou femmes de cette période se rendent au cœur des grottes sombres pour couvrir les parois de dessins, gravures, peintures. Mais nous savons que leurs habitats se situent plutôt à l’entrée des grottes et plus souvent, dans des campements de plein air.

Ils n’avaient pas peur du milieu souterrain compte tenu du nombre de grottes ornées trouvées. Leur équipement, composé de torches, de résines, était tout à fait adapté à l’exploration. Encore une fois, ils sont comme nous, comme ces sapiens plus contemporains qui se sont embarqués dans une drôle de machine pour aller jusqu’à la lune. C’est le propre de l’Homo sapiens de découvrir et d’explorer, autant aujourd’hui qu’au Paléolithique supérieur. Du point de vue psychologique, cognitif ou intellectuel, ils sont comme nous. Ce que nous sommes capables d’oser, ils l’ont fait. Seule la technologie a évolué. Ils avaient la leur et les sapiens qui ont suivi l’ont améliorée.

D’ailleurs, les inventions circulent très vite. Nous avons des exemples d’objets fabriqués sur la côte Atlantique et retrouvés en Europe centrale.

Prélevant leurs ressources sur le milieu naturel, ils suivent les grands troupeaux d’herbivores qui migrent en fonction des saisons et des pâtures. Le nomadisme étant la réponse à l’inconstance de la nature, ils sont de fait, nomades et couvrent de grands espaces. Ils parcourent 400 km sans problème. Ce qui nous parait extraordinaire de nos jours est pourtant tout à fait faisable. Prenons l’exemple d’un groupe de chasseurs cueilleurs constitué de femmes, enfants, hommes. Ils peuvent tout à fait avancer facilement à 5 km/heure, progressant ainsi de 20km par jour. Sans compter qu’ils peuvent s’arrêter en chemin, car le temps et sa notion sont fondamentalement différentes de la nôtre. Les déplacements de 400 km et plus sont attestés par nos analyses.

Comment communiquaient-ils ?

Jean-Pierre Bracco : La question du langage ne se pose pas, nous savons qu’il existait et qu’ils communiquaient. Nous l’avons constaté par la diffusion de techniques complexes, des symboles, sans oublier la précision des rites funéraires. Tout ceci ne pouvait pas fonctionner sans le langage.  

Durant le Paléolithique supérieur, ils taillent la pierre. Leurs outils et leurs armes dénotent une grande technicité. Les outils sont multiples et ils associent plusieurs matières : une partie est en pierre taillée, une autre en bois ou en os ou bois de cerfs ou de rennes, le tout rattaché ou ligaturé par des tendons d’animaux, et collé par de la résine. L’étude de ces objets montre des savoir-faire et des compétences complexes, qui ne peuvent être acquises et transmises sans un langage élaboré.  

Nous savons que des rassemblements s’opéraient par convergence des ressources. Les campements n’avaient pas la même configuration selon les saisons. Le groupe pouvait être composé de très nombreux individus durant la bonne saison. Durant la mauvaise, ils pouvaient se séparer pour chercher des ressources. De grandes réunions devaient se dérouler à des moments particuliers, l’occasion pour de nombreux groupes de se rencontrer. Nous supposons que ces rassemblements donnaient lieu à des cérémonies, par exemple les rites de passage à l’âge adulte, selon des observations des ethnologues sur les tribus de chasseurs-cueilleurs contemporaines. Ces circonstances permettaient à certains individus, homme ou femmes, de changer de groupe.

Leurs représentations dans les grottes relevaient-elles de rituels, de croyances ? Que pouvez-vous en déduire ?

Jean-Pierre Bracco : Dans la Grotte Cosquer, comme dans toutes les grottes, il s’agit clairement de pratiques symboliques, d’ailleurs nous savons que leurs créations ne se limitent pas aux parois des grottes mais s’expriment également dans des objets mobiliers qu’ils transportent avec eux.

Ce que ces représentations nous dévoilent, c’est un accès à leur perception du monde tel qu’ils l’envisagent. Les peintures ou dessins ne présentent pas du tout le monde tel qu’il est autour d’eux, même si pour l’essentiel, il est constitué d’un art animalier ; ils ne représentaient pas forcément les animaux qui les entouraient quotidiennement.

Le renne qui était nous l’avons vu, le gibier de prédilection (sauf autour de la Grotte Cosquer), n’est finalement que très peu dessiné ou gravé. Beaucoup de mammouths sont représentés (pas dans la Grotte Cosquer) alors qu’ils sont en moindre quantité. Ils représentent des animaux qu’ils connaissent mais qui devaient avoir une signification précise pour eux. Nous retrouvons souvent les mêmes animaux : cerfs, bisons et aurochs sont surreprésentés, ce qui ne correspond pas forcément à l’environnement dans lequel ils vivaient.

Les hommes ou les femmes sont représentés presque toujours de façon schématique. Nous ne savons pas si le genre avait une signification importante pour eux : masculin, féminin ? Exceptées les Vénus en pierre polie, qui dénotent une attention particulière au féminin, nous ne savons pas. En revanche, nous retrouvons dans toutes les grottes ornées, des vulves, figurées par des ovales, des mains et presque toujours les mêmes signes géométriques un peu partout. A Lascaux, Cosquer et à Altamira en Espagne les signes sont identiques. Ces similitudes nous renseignent sur cette société en réseaux qui se déplace, se rencontre et communique. A côté de ces conventions partagées par toutes ces sociétés du Paléolithique supérieur d’Europe, certaines images marquent des environnements précis, comme le phoque et le pingouin, spécifiques à Cosquer.

Il est important de remarquer qu’il n’existe aucune représentation de paysages, de végétaux, d’arbres, d’oiseaux, d’insectes ou de serpents même symboliques. Pas davantage de croquis du soleil, ni du ciel.

N’est-ce pas une frustration de ne pas pouvoir interpréter ces signes ?

Jean-Pierre Bracco : Oui et non. Ces images illustrent le monde de ces sociétés-là. Nous savons qu’elles n’étaient pas réalisées pour décorer mais relevaient du monde symbolique, rituel.

Bien sûr, nous aimerions pouvoir connaitre leur signification mais le plus grand spécialiste d’art pariétal André Leroi-Gourhan a très bien expliqué que devant ces images nous sommes comme des extra-terrestres qui débarqueraient dans notre société en ruine, dans laquelle il ne resterait que des images. Comment, s’ils ne connaissent pas l’histoire qui va avec, vont-ils interpréter par exemple le symbole de la croix que l’on retrouve partout sur la planète ou de l’enfant dans les bras de sa mère ou dans une étable etc…

Pour Cosquer c’est pareil, lorsque nous regardons l’image du pingouin ou du cerf représentés, nous ne connaissons pas l’histoire qui va avec, ce que nous pouvons affirmer, c’est que ce n’est pas qu’un pingouin et qu’un cerf représentés, mais quoi ? nous ne le saurons sans doute jamais.

Sur les parois de la Grotte Cosquer, nous avons relevé des traces de prélèvement de calcaire, ils devaient l’extraire pour une utilisation particulière, mais laquelle ? Les indices reposent dans la partie noyée, malheureusement nous ne saurons jamais !

De plus, la fréquentation de la Grotte Cosquer s’étale sur environ 18 000 ans. Durant cette période, les pratiques ont dû se transformer, évoluer, c’est certain. Pour repère : 2 000 années nous séparent de Jules César et nous n’avons pas tout à fait la même vie que celle des sapiens de la Rome antique, n’est-ce pas ?

 

Propos recueillis par Béatrice MICHEL